Les mondes de l’harmonie

Les mondes de l'harmonieÀ partir d’une enquête réalisée auprès des sociétés musicales d’Alsace à la demande de la fédération régionale (FSMA), les sociologues Vincent Dubois, Jean-Matthieu Méon et Emmanuel Pierru livrent dans Les mondes de l’harmonie* une étude approfondie de l’univers des orchestres à vent amateurs et de leur insertion tant dans l’espace culturel que dans celui des sociabilités locales.

Les harmonies, héritières du mouvement orphéonique du XIXe siècle et dont on annonce depuis des décennies la disparition prochaine, semblent survivre au délitement progressif des modes de vie populaires, du monde ouvrier et d’une France rurale qui constituaient leur terreau originel.

Exploitant le matériau statistique et anthropologique de l’enquête, l’ouvrage propose une typologie des musiciens, des directeurs d’harmonies, des responsables associatifs et des orchestres selon les axes croisés de l’exigence musicale et de la sociabilité.

Les fortes spécificités de la région étudiée limitent évidemment la portée de l’enquête mais n’altèrent pas sa pertinence. Ceux qui connaissent de l’intérieur le monde des harmonies pourront confronter de nombreux aspects présentés à leur expérience personnelle.

En soulignant la position dominée, voire marginale, qu’occupe la musique d’harmonie dans le champ culturel, les auteurs montrent comment l’importance des valeurs de sociabilité au sein des orchestres, constitutives d’une véritable éthique, les rend relativement imperméables aux jugements esthétiques dominants, souvent dépréciatifs à leur endroit, définissant une forme d’ « autarcie culturelle », à la fois aliénante et protectrice.

Les évolutions récentes, marquées par la transformation des modes de vie, l’élargissement social et la féminisation du recrutement,  la professionnalisation de l’encadrement et les stratégies individuelles ou collectives qui en découlent, l’adaptation du répertoire dans le sens d’une plus grande exigence musicale et pour tenir compte des aspirations de musiciens plus jeunes ou mieux formés, la prise de distance avec certaines formes de sociabilité, pourraient être pour les harmonies tout autant l’occasion d’un nouvel essor que d’une confrontation risquée avec des échelles de valeurs qu’elles parvenaient jusqu’ici à contourner.

Le fait que les auteurs semblent eux-mêmes étrangers à l’univers musical conduit toutefois à quelques inexactitudes ou incompréhensions, tandis que la distanciation scientifique ne leur épargne pas toujours une adhésion inconsciente aux stéréotypes dominants qui affleure dans certaines formulations. La notion de « musique fonctionnelle », évoquée (pp. 212-223) pour rendre compte de la dimension sociale de la pratique musicale des harmonies et de ses implications sur le choix du répertoire, mériterait notamment d’être approfondie et ne pas se limiter à ce qu’elle peut avoir de stigmatisant.

Ce travail sans équivalent – au moins pour la France – est de nature à nourrir la réflexion de tous ceux, musiciens ou cadres associatifs, qui s’intéressent à la vie des sociétés musicales et à la pratique amateur.

Présentation de l’ouvrage »

* LES MONDES DE L’HARMONIE
Enquête sur une pratique musicale amateur
Vincent Dubois, Jean-Matthieu Méon, Emmanuel Pierru

312 pages, 28 €

LA DISPUTE éditeurs
109, rue Orfila – 75020 Paris
01 43 61 99 84
la.dispute@wanadoo.fr
Diffusion et distribution en France : CDE-Sodis
ISBN : 978-2-84303-149-6

3 commentaires pour “Les mondes de l’harmonie”

  1. Vincent Dubois

    Bonjour et merci de ce compte-rendu, qui témoigne d’une lecture fine de notre ouvrage. Je me permets simplement de réagir aux remarques critiques que vous formulez, de manière un peu rapide ce qui peut prêter à confusion. Nous ne sommes pas musiciens dans une harmonie, ce qui nous conduirait selon vous à « quelques inexactitudes ou incompréhensions ». En premier lieu il serait utile d’aller au-delà de cette formulation évasive et de préciser quelles « inexactitudes ou incompréhensions » vous avez relevé. En second lieu, si l’extériorité nous empêche de mobiliser nos expériences personnelles dans l’analyse, et implique un effort redoublé pour connaître et comprendre ces pratiques musicales, elle permet aussi de voir ce qu’on ne voit plus et de remettre en question ce qui paraît aller de soi lorsqu’on y est personnellement impliqué. C’est du reste, troisième point, un des reproches rituels formulés à l’analyse sociologique. En substance nous ne pouvons pas vraiment comprendre ces pratiques parce que nous ne sommes pas des musiciens d’harmonie ; mais à ce compte-là, il faudrait être croyant pour étudier les pratiques religieuses, ou avoir commis des délits avant d’étudier la délinquance !

    Vous décelez par ailleurs « une adhésion inconsciente aux stéréotypes dominants », que nous avons pourtant analysé et critiqué dans le premier chapitre. Parmi ceux-ci, vous relevez le terme « musique fonctionnelle », sans tenir compte des précautions que nous avons pris dans son usage. Ce n’est qu’un éclairage parmi d’autres (10 pages sur plus de 300), fourni dans un paragraphe au titre explicite : « Une musique en partie fonctionnelle ». « En partie » vous a visiblement échappé, tout comme la précision apportée p. 212 où, après avoir rappelé ce qu’était la musique fonctionnelle, nous indiquons : « Sans qu’elle y soit entièrement réductible, la musique d’harmonie revêt dans nombre de ses exécutions publiques ce statut fonctionnel ou d’ambiance, révélant alors clairement la prépondérance de finalités externes à la musique. » Vous conviendrez qu’il y a plus « stéréotypé » et univoque comme posture… Nous avons été aussi loin que possible pour proposer une vision équilibrée, dans un domaine qui, comme vous le rappelez justement, n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucune analyse approfondie.

  2. Merci de votre commentaire et des éclairages que vous apportez ! Votre réaction me fournit l’occasion de préciser un peu ma pensée.

    Les quelques réserves que j’ai pu formuler dans cette présentation, sans doute trop rapide pour être suffisamment nuancée, n’atténuent en rien l’intérêt de votre livre dont je partage en grande partie les analyses et dont je recommande chaleureusement la lecture en lui souhaitant la plus large diffusion.

    Il ne fait aucun doute que l’extériorité à l’univers étudié ne constitue nullement un obstacle à son appréhension sociologique et représente même, par le détachement qu’elle procure, un avantage du point de vue de la démarche scientifique. Il n’en demeure pas moins qu’elle peut rendre plus difficile ou hasardeuse l’interprétation de certains aspects spécifiques, qu’il s’agisse de musique ou de tout autre domaine. L’effort de compréhension et la rigueur dont fait preuve votre travail n’en sont que plus méritoires.

    Il est cependant permis de s’interroger sur le risque que l’objectivation sociologique ne vienne involontairement, par le simple fait de l’expliciter, consacrer l’ordre établi des dominations culturelles. Comme vous le notez vous-même, en citant Antoine Hennion (p. 155), « on ne saurait répartir les modes d’analyse en fonction des types de musique (i.e. analyse sociale pour les musiques populaires, analyse musicale pour les musiques savantes) ». Or, poser en préambule (p. 18) que les orchestres d’harmonie constituent un « univers musical historiquement situé » – comme s’il était le seul dans ce cas ! – n’est-ce pas déjà reprendre pour une part à son compte la « condescendance » et la mise à distance symbolique dont il est l’objet ? Relever (p. 29) que la « position moins élevée dans la hiérarchie sociale » des instruments à vent et des percussions « se matérialise dans la place qu’ils occupent physiquement dans les orchestres : systématiquement au fond (1) par convention plus que pour des raisons acoustiques » ne procède-t-il pas d’un raccourci un peu facile (essayez donc de faire l’inverse) ? Une analyse plus fine observerait d’ailleurs, comme le fait Bernard Lehmann dans l’ouvrage auquel vous vous référez (L’Orchestre dans tous ses éclats. Ethnographie des formations symphoniques, Paris, La Découverte, 2002), que les hiérarchies issues de l’origine sociale des instrumentistes sont, de fait, souvent inversées dans les orchestres symphoniques où les « soufflants », fréquemment d’origine populaire et passés par « le monde des harmonies », occupent des positions de solistes plus enviables que les instrumentistes à cordes, d’extraction plus « noble » mais déclassés dans des emplois de tuttistes et auxquels les premiers ne ménagent pas leur mépris (« la vase »). Le manque de reconnaissance sociale des orchestres d’harmonie ne les empêche pas de demeurer, aujourd’hui encore, un creuset dont sont issus bon nombre d’instrumentistes à vent de très haut niveau et vers lequel certains ne dédaignent pas de revenir. Le cas du trompettiste Maurice André est trop connu pour ne pas être évoqué ici, mais il n’est pas le seul. Quant au rattachement prétendu des cordes « à l’église » (p. 29) pour expliquer l’origine de leur prééminence, il relève simplement de l’inexactitude historique : s’il fallait opposer, d’un point de vue musical, l’église au monde profane, la ligne de partage passerait plutôt entre musiques vocale et instrumentale.

    De même ai-je pu regretter que le caractère « en partie fonctionnel » des musiques d’harmonie ne soit présenté que comme une preuve de leur indignité culturelle et la marque d’un « conformisme » esthétique. Il pourrait tout autant les rattacher aux usages sociaux les plus anciens et les plus nobles de la musique, à l’instar par exemple de la musique liturgique, et à ce titre être assumé sans complexes voire hautement revendiqué.

    Pierre Elzière, flûtiste, vice-président de l’Harmonie de Sète

    (1) Mais aussi plus haut ;-)

  3. Vincent Dubois

    [...] Je partage entièrement votre avis sur le fait que la dimension “sociale” n’est généralement prise en compte que pour les musiques “populaires” au sens de non savantes, alors qu’elle devrait l’être tout autant pour rendre compte de la musique dite sérieuse. Vous l’aurez compris, si nous explicitons l’ordre établi des hiérarchies culturelles c’est dans une intention critique plus que pour les accréditer, mais il est vrai que l’exercice est difficile pour qui veut éviter de le faire involontairement.

    La musique d’harmonies n’est évidemment pas la seule à être historiquement située. Je suis particulièrement attentif à la nécessité d’historiciser les formes culturelles et leur hiérarchisation (l’ouvrage de L. Levine cité est une référence importante en la matière). La formule n’a donc rien en elle-même qui rabatte la musique d’harmonie du côté de l’illégitimité culturelle. En revanche elle conduit à être attentif à ses origines historiques qui, elles, contribuent à expliquer le fait qu’elle soit à certains égards dans une position de relégation.

    En revanche, la référence historique que nous faisons en tirant nos informations essentiellement de l’ouvrage de B. Lehmann, qui l’indique p. 20 à l’origine de l’opposition entre vents et cordes est je vous le concède sans doute trop rapide et allusive, et pas nécessairement fondée. S’il y a des faiblesses de ce genre dans l’ouvrage, elle ne provient pas du fait que nous soyons étrangers à l’univers des harmonies, mais plutôt à ce qu’aucun de nous trois ne soit spécialiste de sociologie et d’histoire de la musique, cela a pu nous occasionner quelques difficultés effectivement.

    Sur la “fonctionnalité” de la musique, il y aurait beaucoup à dire. Si les origines fonctionnelles (musique liturgique, mais pourquoi pas aussi Lully et d’autres) n’empêchent pas nécessairement une consécration artistique, cela dépend aussi de la “fonction” initialement assumée. En outre, la consécration artistique implique précisément une “dé-fonctionnalisation” de la musique, si l’on peut dire. Ce n’est pas le cas dans les exemples que nous étudions. Au-delà de cette question précise, ce que nous avons surtout observé (voir passages sur “l’encastrement”), c’est que les orchestres ont pour une bonne part tendance à caler leurs activités sur les exigences de la vie sociale locale. [...]